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Interview d'Emmanuel LEPAGE par l'excellent blog ami "I am a lungfish Song"

EMMANUEL LEPAGE

« Car le beau n’est rien que ce commencement du Terrible que nous supportons encore, et si nous l’admirons, c’est qu’il dédaigne, indifférent, de nous détruire. Tout ange est terrifiant. » En citant Rainer Maria Rilke en ouverture de Un Printemps A Tchernobyl (Futuropolis), Emmanuel Lepage sait qu’il a côtoyé là-bas le terrifiant et le beau. En 165 pages, il raconte sa bouleversante expérience en Ukraine dans une bande dessinée documentaire exceptionnelle. Au lendemain du vingt-septième anniversaire de la plus grande catastrophe nucléaire, rencontre avec l’un des artistes les plus doués de sa génération. (chRisA - mai2013)


Un Printemps A Tchernobyl 1

Aux lecteurs qui ne vous connaissent pas ou peu, pouvez-vous présenter l'artiste que vous êtes? Ce vers quoi il tend? Pouvez-vous aussi parler de l'homme que vous êtes?

Je suis auteur de bande dessinée depuis maintenant plus de vingt-cinq ans. J'ai longtemps travaillé en collaboration avec des scénaristes avant de passer voici un peu plus d'une dizaine d'années maintenant à la création de mes propres histoires. J’ai toujours été plus attiré par des fictions contemporaines, la vie intérieure de mes personnages était le plus souvent le moteur de l’histoire. Très inspiré par la littérature sud-américaine et par ce que l’on appelle le Réalisme Magique, j’aime raconter des histoires qui ont une dimension fantastique ou poétique que ce soit dans le propos ou le dessin. J'aime raconter la complexité de l'être, hésitant entre ce qu’il est et celui qu’il voudrait être. L'humain est au cœur de mes préoccupations tout autant dans les fictions que dans mes bandes dessinées dites plus 'documentaires'.

Depuis Voyage aux îles de la Désolation, vous semblez prendre un énorme plaisir à vous 'spécialiser' dans la bande dessinée documentaire. Pourquoi cette nouvelle orientation dans votre parcours artistique? Quel espace ce format vous offre-t-il?

Je suis venu à cette forme un peu par hasard. Je n’imaginais pas que je puisse m’orienter dans cette voie. Quand on m’a proposé de participer à l’élaboration d’un projet pour monter à bord du navire ravitailleur des terres australes et antarctiques françaises, je vous avoue que je n’y croyais pas. Je pensais à l’origine faire un carnet de voyage à l’issue de ce périple, mais mon éditeur, Claude Gendrot, avec qui je travaille depuis plus de quinze ans m'a suggéré plutôt d’en faire une bande dessinée. J'avais besoin d’une promesse de publication pour embarquer. J'ai dit oui, plus par désir de partir que par désir de faire une bande dessinée documentaire! C’est à la suite de mon voyage face à cette somme de croquis de voyage réalisés à bord, puis d'illustrations faites à mon retour avant tout pour le plaisir de ‘fixer des visions’, que je me suis interrogé sur la façon d'organiser tout cela. Je m’y suis mis sans bien savoir ce que je faisais. J’avais le sentiment d'inventer une nouvelle forme narrative, réunissant, dans un même livre, tout ce que j'aime faire : croquis de voyage, bande dessinée, illustrations. Il y eut une très grande part d'improvisation et le livre se construisait au fur et à mesure. A l’inverse de mes autres livres, les images ont précédé le texte, ce sont elles qui ont organisé le récit. J’ai fait ce livre, dans un état de grâce, très vite, avec un énorme plaisir. Chaque jour, j’essayais de rendre cohérent ce chaos invraisemblable. 

Comment vous situez-vous par rapport aux travaux d'autres auteurs comme Joe Sacco, Guy Delisle et Philippe Squarzoni par exemple?

J’apprécie beaucoup les travaux des uns et des autres, je me retrouve parfois dans leur façon de se mettre en scène. Ceci dit, je crois que nos approches du récit en bande dessinée sont très différentes les unes des autres et que le seul point commun est de s'inspirer du réel et d'expériences vécues pour construire nos histoires. Je crois que la différence notable entre ces travaux que vous citez et le mien est la place que je donne au dessin et à son pouvoir évocateur. Je revendique fortement la part magique que peut avoir le dessin dans un récit et je pense voir le monde par ce biais.

Pour vous, le documentaire sous-entend-t-il nécessairement une forme d'engagement? Si oui, comment définiriez-vous votre engagement?

Je ne sais pas si je peux à proprement parler d'engagement. Disons plutôt que j'essaie de dire les choses le plus honnêtement possible en précisant clairement d'où je parle (quelle est mon histoire, le milieu d’où je viens, mes envies, mes rêves, mon engagement...) Que le lecteur comprenne que je ne détiens aucune vérité et que le point de vue est tout à fait personnel. Que ce soit dans la fiction ou dans un récit inspiré du réel, je crois que les thèmes développés sont souvent les mêmes, car c'est à cela que je suis attentif. Comme je le disais plus haut, j’aime dire la complexité des êtres et du monde, car c’est là que, pour moi, se situe l'humanité. La question du ‘point de vue d’où l’on parle’ est essentielle pour moi. Par ‘qui’ est vu l’histoire.

Cinq ans, jour pour jour, après votre séjour à Tchernobyl, que ressentez-vous encore aujourd'hui? Le lecteur peut ressentir combien cette expérience vous a marqué. Quels sont les sentiments qui se sont estompés et ceux qui sont encore très vivaces?

Je suis bien sûr toujours très sensible à ce qu’il s’est passé pendant ces quelques semaines en Ukraine au pied de la centrale de Tchernobyl. De revenir sur ces événements quatre ans après les avoir vécus, m’a demandé de renouer des fils un peu épars...mais, petit à petit, la mémoire m'est revenu. Les dessins y ont beaucoup contribué, ainsi que les notes nombreuses prises à l’époque. Je reste toujours sensible à la beauté de ces gens rencontrés dans ce village, la convivialité de notre maison lorsque nous dessinions tous ensemble dans cette belle lumière blanche du printemps. Je garde le souvenir aussi du silence de Pripiat, de l'angoisse à dessiner au pied de la centrale. Le bruit omniprésent du compteur. 

Avez-vous encore des contacts avec les personnes que vous avez rencontrées là-bas?

Je n'ai plus de contact avec les habitants de Volodarka, mais ils ont vu le premier ouvrage, Les Fleurs de Tchernobyl , que nous avions publié à l’issue de ce voyage et qui était l’objectif de l'association au sein de laquelle nous sommes partis. Par contre, j’ai renoué contact avec Pascal et Morgan, ainsi qu’avec Ania, notre guide, au cours de la réalisation de l’album. Quand à Gildas, il reste un ami précieux que j'ai découvert au cours de ce séjour. Nous nous voyons régulièrement puisque nous sommes voisins.


Un Printemps A Tchernobyl 2

Vous écrivez page 112 "Mon dessin ne dit rien du réel". Est-ce que ce constat vous a beaucoup perturbé dans votre fonction et votre regard d'artiste?

J’ai cherché des 'signes’ tout au long de mon séjour. Quelque chose qui me dise l’horreur de cette réalité, un signe tangible. J’ai interrogé les personnes rencontrées, visité les cimetières, cherché ces ‘monstres’... Je n'ai compris que petit à petit que le terrible se cachait dans l’implicite, le silence des sens. C’est, je crois, cet abîme entre ce que je sais et ce que je vois, qui m’a convaincu de prolonger ce voyage et ce premier carnet de croquis dans une bande dessinée.

Quelles convictions politiques, philosophiques et artistiques cette expérience a renforcé et a aussi transformé en vous?

Partir à Tchernobyl n'est pas anodin. Je suis allé là-bas dans une démarche militante, puisqu’il s'agissait de ramener un carnet qui serait vendu au profit des enfants contaminés. Dominique, le président des Dessinacteurs, cette association dont je faisais partie et qui nous a proposé ce voyage, est lui très clairement engagé dans le combat contre le nucléaire et réalise régulièrement des dessins dans ce sens. Je voulais mettre mon dessin au service d'une cause que je croyais juste. Ce carnet devait être distribué et vendu par les membres de l'association et par le réseau Sortir Du Nucléaire. Il s’est avéré que la confrontation au réel a changé la donne et il ne fut pas simple de ‘justifier’ les dessins que nous ramenions, ni le refus de faire du carnet de croquis un livre qui allait dans le sens présumé de ce qu’attendaient les souscripteurs de ce projet. Nous avons été tiraillés entre ce pour quoi nous avions été ‘mandatés’, et ce qui nous semblait être d'une démarche intime et artistique. Nous avons d’abord cherché à être ‘juste’. Le débat sur le nucléaire est passionnel et il est très difficile d’avoir une réflexion adulte et raisonnée. Dire que le nucléaire est sans danger et que ceux qui sont contre prônent un ‘retour à la bougie’ est idiot et contreproductif. Dire que les pro-nucléaires sont inconscients ou vendu à Areva, n’est pas toujours juste non plus. J’aimerais une réflexion adulte sur ce sujet essentiel pour notre avenir, plutôt que cette infantilisation. On cherche le plus souvent plutôt à rassurer qu’à informer. Comme à des enfants. Il faut entendre les discours autour de la catastrophe de Fukushima qui étaient identiques à ceux entendus vingt-cinq ans avant. On ne semble rien apprendre du passé. Sortir du nucléaire impliquerait de revoir de fond en comble notre façon de vivre, une vraie réflexion sociétale, une forte responsabilisation. Quelle société voulons-nous, quels choix sommes-nous prêts à faire ?Il y aurait là un chantier passionnant à mener...mais je crains que nous en soyons loin. Le déni reste de règle et les lobbies très puissants.

Vous avez beaucoup recours aux portraits. Pourquoi sont-ils à vos yeux si importants?

Faire un portrait est un moment privilégié, voire magique. Il y a une intimité qui se créée d’emblée entre le dessinateur et le portraituré. C’est un moment où des choses se disent et qui influent sur le dessin. C’est surtout ma façon de dire que tout est humain.

Sur chaque lieu, vous avez toujours votre matériel sur vous. Dans le feu de l'action, comment faites-vous pour dessiner, croquer, esquisser aussi vite et aussi justement?

L’intérêt du croquis de voyage est d’être fait sur place, sur les lieux mêmes, face au sujet représenté. Je dois dire que tous les dessins ne sont pas finis sur place, car pris dans l’urgence ou dépendant d'un groupe, je n'ai pas toujours le temps d'achever le dessin au moment même. J'en fais parfois juste le bâti et l'achève le soir au calme, ou pendant le temps du voyage, me basant le plus souvent sur le souvenir, l’émotion. Dans notre maison, à Volodarka, Gildas et moi terminions des dessins entamés sur le terrain. Par contre, je suis incapable de terminer un dessin une fois rentré chez moi et pris dans d'autres choses plus quotidiennes. Bien sûr, il est difficile de tous les terminer au cours du voyage et nombres restent à l’état d’ébauche. Les portraits eux, sans exception, sont tous terminés dans l’instant et signés par la personne ‘croquée’ comme pour imprimatur! 

Vous utilisez beaucoup de techniques différentes. En fonction des circonstances et de votre inspiration, comment décidez-vous d'utiliser une technique plutôt qu'une autre?

C’est toujours dans l’instant que ça se décide, en fonction du temps et du matériel que j'ai à ce moment-là. J’essaie le plus souvent possible d'avoir le plus d'outils et de matériel pour me laisser cette amplitude. Ce n’est pas toujours le cas. Le plus souvent le matériel réduit à un carnet, un pinceau, un crayon et une toute petite boîte d’aquarelle, de manière à ce que tout tienne dans la poche.

Votre œil est souvent celui du photographe. En quoi, pour vous, le dessin et la peinture sont-ils très différents de la photographie?

Le dessin de voyage a ceci de particulier qu’il n’est pas la représentation d'un instant T comme la photographie, mais de la synthèse de plusieurs moments dans un même dessin. Le dessin de voyage demande du temps que l’on n’a pas toujours. Le temps limité implique que l’on aille à l’essentiel, que l'on recompose parfois ce que l’on voit. Tout ça de manière à être le plus proche de la réflexion ou de l'émotion que suscite le sujet représenté. Dessiner, c’est penser. 

Les couleurs sont primordiales dans votre travail. Que vouliez-vous leur faire dire dans cet album? En termes de couleurs, quels artistes, quels peintres vous ont / et continuent à beaucoup vous influencer?

J'ai voulu faire venir la couleur progressivement dans l’histoire de façon narrative. Je voulais qu'elle traduise cette vie qui, petit à petit, va s'imposer à moi alors que je m'attendais à trouver des terres sinistres, noires, des terres où rode la mort. J’ai été, je crois, beaucoup intéressé par des peintres ou dessinateurs de la nuit tels Le Caravage ou Georges De la Tour, des peintres romantiques du XIXe aussi pour leur représentation des éléments tels que Turner, Hugo, Caspar David Friedrich, Ivan Aïvasovsky, Delacroix ... Des aquarellistes comme David Roberts, Sargent, Laarson... Mais dire cela, c'est en oublier pleins d'autres qui, tout autant, m’ont influencé et nourri. J'aime regarder des images, j'aime comprendre les démarches des autres parce que je sais que ça me nourrit, me fait avancer et m'aide à garder les yeux ouverts.

Personne n'avait jamais donné autant de couleurs à Tchernobyl. Comment expliquez-vous cela?

Parce que peut être on se fait une idée ‘a priori’ de ce qu’on va y trouver et que l'on colle cette image sur les représentations… La mort ne peut se représenter qu’en noir et blanc? Telle est en tout cas l’idée que je m'en faisais, puisque j'avais essentiellement amené des outils ‘sombres’ tels que encre noire, fusains, crayons noirs... 

En quoi votre travail se démarque-t-il de toutes les autres œuvres qui ont abordé le sujet de Tchernobyl?

Chaque livre est le reflet de celui qui l'écrit. Le mien me correspond et j'essaie de faire partager au lecteur mon point de vue sans jamais, du moins je l'espère, en dissimuler toute la subjectivité.

Vous êtes allé à Tchernobyl en avril 2008 et votre livre est sorti en novembre 2012, pouvez-vous nous parler de ces quatre longues années d'accouchement?

Une fois le carnet de croquis pour lequel nous avions été envoyés là-bas publié, je savais que je n’en resterai pas là quant à ce voyage. Plus de la moitié des dessins réalisés sur place n'avaient pas été publiés, et ce qui avait précédé et suivi ce séjour n’était pas évoqué. J’avais d'abord pensé à une fiction mais la forme m’a été donnée par mon précédent livre aux Îles Kerguelen. Sans celui-ci, Un Printemps à Tchernobyl n'aurait pas existé.


Un Printemps A Tchernobyl 3

Quelles relations entretenez-vous avec votre éditeur (Futuropolis)? En quoi vous aide-t-il pour de tels projets?

J’entretiens d’excellentes relations tant amicales que professionnelles avec mon éditeur Claude Gendrot. Il est mon éditeur depuis La Terre Sans Mal chez Dupuis et je l'ai suivi quand il a été licencié de Dupuis par le groupe Média en 2006, en même temps que d'autres auteurs de Aire Libre, tels Lax, Jean-Pierre Gibrat, Étienne Davodeau, Frank Legall, Emmanuel Moynot, car nous soutenions son rapport au livre, à la création, son idée de l’édition. C’est un complice attentif et précieux qui me donne la confiance que je n'ai pas. C’est lui qui m’a poussé à écrire mes histoires, c’est lui aussi qui m’a suggéré de faire de mon voyage austral une bande dessinée. 

Sur quel projet vous concentrez-vous aujourd'hui? Pouvez-vous nous en dire plus sur votre dernier long voyage en Antarctique?

Je suis parti près de deux mois cet hiver en Antarctique suivre une mission polaire, en compagnie de mon frère, François, photographe. Nous avons comme projet d’en faire une bande dessinée qui associerait dessin et photos. Nous en sommes encore à préciser ce que ce sera, car au long de cette mission, rien ne se sera passé comme prévu. C’est à la demande de l’Institut Polaire et de son directeur, Yves Frénot, que nous sommes partis là-bas. L’idée étant de témoigner des missions polaires. 

Est-ce que votre art contribue chaque jour à faire de vous un être différent?

Pour moi, dessiner, raconter des histoires, c’est avant tout apprendre sur le monde, apprendre sur soi-même. Dessiner, c’est ma façon d'être au monde. Je grandis par mes livres et plus qu'être un bon dessinateur, dessiner c'est, pour moi, tâcher de devenir un être humain meilleur, c’est à dire plus juste. 

Un immense et chaleureux merci à Emmanuel Lepage.



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