© François Roca
Vous venez de sortir Cheval vêtu. C’est maintenant votre treizième album en commun… Eprouvez-vous toujours le même enthousiasme ? Avez-vous acquis une certaine sérénité ?
Nous fêtons nos dix ans d’union puisque notre album La Reine des fourmis a disparu est sorti en 1996... Dix ans de vrai plaisir ! L'enthousiasme reste intact parce que nous nous sentons toujours plus proches et que les idées ne manquent pas. Le désir de faire est sans cesse croissant parce que nous avons le sentiment que tout reste à faire. Nous changeons nous-mêmes, nous sentons notre travail évoluer. L'excitation et la fébrilité accompagnent la réalisation de chaque album. Et la première difficulté réside encore et toujours dans ce fameux rapport texte-image, fragile et primordial. La deuxième difficulté va de pair avec la belle reconnaissance que nos projets ont acquis avec le temps et la jolie petite pression qui va avec… Il faut toujours réinventer! Nous rêvons toujours de faire mieux la fois prochaine, en sachant parfaitement que ce serait miraculeux de parvenir à se surpasser à chaque nouvel essai. Alors l'enthousiasme, oui. Mais la sérénité, non pas vraiment...
Comment est né Cheval vêtu ?
Nous nous sommes d’abord mis d'accord sur le thème suivant : « Les Indiens des plaines avant leur rencontre fatale avec l'homme blanc... ». Parce que François désirait peindre des chevaux et approfondir le thème des Indiens des plaines sans passer par le western. Nous avions l'impression d'avoir manquer un petit quelque chose avec d'un côté Ushi qui reprenait peut-être un peu trop facilement le folklore de ces peuples, et de l'autre L’Indien de la tour Eiffel où l'on passait sous silence son passé dans les plaines et son rapport à la nature.
En quoi a consisté votre travail de préparation pour cet album ?
Dès que nous avons décidé de placer la narration du côté des chevaux, il a fallu se pencher sur les conséquences bouleversantes de leur arrivée chez ces grands piétons depuis la nuit des temps qu'étaient les Indiens. Nous avons contacté «LE» spécialiste en la matière, Francis Geffard [libraire et directeur des collections « Terre indienne » chez Albin Michel]. Il s'est immédiatement enthousiasmé et nous a très généreusement fourni tout le matériel nécessaire, pour l'image aussi bien que pour le texte. Tout ce que nous avions lu ou vu depuis notre enfance sur les Indiens ne traitait pas vraiment de la bascule qui s'était opérée avec l'arrivée du cheval importé par les Espagnols. Comme d'habitude, nous n'avons pas utilisé le dixième des trouvailles faites en épluchant toute cette documentation. C'est finalement un travail colossal de tenir un format d’écriture assez court pour raconter une fresque qui a du souffle. La peinture de François doit prendre le relais de façon déterminante dès que le texte exige d'être élagué, raccourci.
Dans Cheval vêtu, vous abordez des sujets plutôt inhabituels dans les livres de jeunesse : corrida, conquistadores… C’était déjà le cas dans Jésus Betz et plusieurs autres de vos albums. Vous aimez interpeller vos lecteurs ?
Une lecture sans interpellation n'est pas très agréable… Nous aimons nous attaquer aux sujets habituels (le cirque, les pirates, les indiens...), mais sous des angles inhabituels - sans pour autant détourner ces sujets. Nous avons le même grand respect pour les « classiques » et pour les lecteurs; c'est pourquoi nous aimons les bousculer un peu les uns et les autres, mais sans malice, juste pour le plaisir. Nous essayons avant tout de nous surprendre nous-mêmes. Nous croisons les doigts pour que l’histoire et les images touchent aussi le découvreur-lecteur...
Fred Bernard, vous possédez un ton très particulier, sans concession, qui, avec un vocabulaire riche et littéraire, offrent à vos récits une densité certaine. Dans quel état d’esprit écrivez-vous vos histoires ?
J'ai dévoré des livres dès que j’ai pu. Je continue à le faire, toujours dans l'espoir d'être séduit et embarqué. Dans le meilleur des cas, c'est ce qui m'arrive quand j'écris, il est alors inimaginable de songer au vocabulaire, au style ou à quoi que ce soit d'autre. Une fois l'intention de départ et la documentation digérée, seuls les personnages et les situations m'importent. L'histoire m'est comme dictée, je la retravaille ensuite longuement, mais l'essentiel est là. Et ce sont les détails qui feront la différence. C'est à eux que je m'attache ensuite. À chaque mot.
Vous mettez souvent en scène des personnages qui sont en décalage avec le milieu dans lequel ils se retrouvent (le cheval de conquistador chez les Indiens, l’Indien à Paris, l’enfant-tronc de Jesus Betz…). Est-ce une manière de mettre en marche vos scénarios ?
Nous grandissons tous dans un monde que nous apprenons à connaître chemin faisant. Personnellement, j'ai toujours eu un mal de chien à m'y faire... Mes personnages sont comme moi, ils ont un peu l'impression d'être entourés d'extra-terrestres (alors que ce sont peut-être eux qui viennent d'ailleurs !). Finalement, ces histoires sont toutes plus ou moins autobiographiques. Elles sont le fruit de mes voyages, mes rencontres, mes réflexions. Comment décrire des sentiments et des sensations crédibles ? Ne pas désarmer, ne pas trop s’endurcir, rester sensible sans être fragile…physiquement et sentimentalement ! Pour y parvenir et maintenir l’équilibre, mes personnages sont obligés de faire des choix qui ont souvent des conséquences aventureuses. C'est le ressort de la plupart de mes histoires et c'est aussi celui de la mienne. Je suis tombé d’une falaise de 12 mètres… Je n’ai pu utiliser ni mes jambes, ni mes bras pendant trois mois… D’où le ressenti de Jésus Betz et de L’homme Bonsaï.
François Roca, quand on regarde l’ensemble de votre production, on ressent l’affirmation d’un style fort, terriblement expressif, qui ne se situe plus dans la simple illustration mais dans une réelle recherche artistique…
N'exagérons pas ! D’ailleurs pour moi il n'y a pas de «simple illustration». Je préfère parler d'images, ainsi on évite la classification entre «vraie peinture» et «illustration» qui d'ailleurs ne répond qu’à une question de contexte. Hopper dont personne ne met en doute qu'il est l'un des plus grands artistes peintres de ce XXème siècle, ou du moins l'un des plus connu, est aussi l'un des plus grands illustrateurs vu le nombre de couverture de roman qui sont tirées de ses peintures ! Dés qu'une image est associée à un texte ou à un titre elle devient illustrative, quelle que soit la qualité de cette image. Pour ma part j'ai toujours apprécié le réalisme en peinture, et cela à travers les siècles. C'est pour moi une mine inépuisable d'inspiration d'autant plus que nos livres nous emportent dans des époques chaque fois différentes. Je me réfère alors aux peintres de cette époque pour coller au plus près de la réalité historique. Cela influe sur mon style et me permet d'expérimenter de nouvelles choses et ainsi de continuer à avancer.
Comment appréciez-vous l’évolution de votre technique et quelles sont vos envies, les techniques que vous aurez envie d’explorer dans vos prochains travaux?
Mon plus grand changement technique a été l'emploi de la peinture à l'huile, pour mes illustrations à partir de 1999. Cela m'a peut-être permis de me rapprocher d'une certaine forme de peinture classique que l'on perçoit dans mes images. En tout cas cela m'a libéré de l'acrylique que je commençais à trouver contraignante. J’ai trouvé un second souffle ! Je suis loin d'avoir fait le tour de cette technique vu les possibilités qu'elle peut proposer et pour l'heure je n'envisage pas du tout d'en essayer d'autres.
Vos deux noms sont très souvent associés. Vous avez chacun pourtant des projets personnels. Est-ce difficile pour vous d’exister en dehors de ce binôme ?
Fred : C’est vrai, on me demande parfois de signer des livres que je n'ai pas écrits dès lors qu'ils sont illustrés par François ! L'illustration reste le fil rouge dans notre société d'images. La confusion se déplace lorsqu’on découvre que je dessine également. Pour ma part, j'ai pratiquement cessé de dessiner pour la jeunesse. Les concessions que j'y faisais m'emportaient vers des rivages trop frustrants à mon goût. La peinture réaliste de François permet également d'aborder des sujets plus particuliers. Je dessine de la bande dessinée adulte depuis trois ans et c'est l'occasion pour moi de dessiner comme j'écris, en noir et blanc, avec beaucoup de liberté. Avec ma première bande dessinée, La tendresse des crocodiles (version adulte de Jeanne et le Mokélé), je me suis aperçu à quel point le format et la distance définie par l'album m'interdisait de développer les dialogues que j'affectionne tant. Les éditeurs nous permettent de continuer notre chemin, ensemble ou séparément, c'est une chance énorme.
François : En tant qu'illustrateur, j’ai la chance d’avoir beaucoup de propositions et de projets. Des textes que les éditeurs me soumettent et que j'accepte ou non suivant mes disponibilités et mes envies. Mais dans ces livres de commande, il me manque toujours un « je ne sais quoi ». Je n'en suis pas l'instigateur. J'ai le sentiment d'être pleinement et uniquement auteur avec les livres écrits par Fred ! Cela ne veut pas dire que j'aime moins les autres… C'est juste différent. En ce moment, je suis en train de réaliser des illustrations pour une maison d'édition américaine sur le boxeur Muhammad Ali, cela me passionne. C'est une façon de travailler différente dans un autre contexte, avec d'autres personnes. Cela me bouscule un peu et ce n'est pas plus mal d'autant que le sujet est assez mythique et excitant. Mais cela ne m'empêche pas d'avoir hâte de retrouver Fred pour notre prochain livre qui sera, je l'espère, meilleur et enrichi de nos expériences personnelles.
On ressent souvent dans vos histoires une impression de grand large, une envie de parler d'ailleurs et d'en parler différemment. Quel est votre sentiment face à une littérature plus réaliste qui se développe de plus en plus dans les albums pour enfants ? Pensez-vous un jour raconter et illustrer des histoires ancrées dans le quotidien ?
Fred : J'adore mon quotidien, le présent en particulier et la vie en général! Le quotidien des autres, beaucoup moins... Penser, imaginer permet de s’éloigner d’une réalité, d’inventer. Mon inconscient ne me dicte pas facilement des histoires réalistes mais elles sont remplies de situations vécues, à peine déformées. Les passions humaines sont les mêmes à travers le temps, l'espace, dans le réel et dans l'imaginaire. C'est d'ailleurs assez troublant...
Vos albums sont de véritables passerelles entre le livre pour enfants et les livres d’adultes. Aviez-vous cette ambition quand vous avez commencé votre collaboration ?
Nous ne faisons pas de différence entre la littérature jeunesse et la «grande» puisque que l'une précède l'autre. Il y a surtout celle que l'on a oubliée et celle qui nous a marqués, nous a fait avancer. Ensuite viennent les goûts et les couleurs... Nous adorons forcément le livre qui nous semble avoir été écrit pour nous-mêmes et nous seuls. Nous essayons de penser à l'enfant que nous étions et à ce qui nous plaisait de lire à l'époque. Nous nous souvenons du petit pincement au cœur quand les images ont disparu petit à petit de nos lectures, puis au plaisir que nous avons pris très vite à nous créer nos propres images en lisant, à nous « faire notre film »! Nous voulons accompagner les enfants dans ce passage parfois périlleux et titiller le grand enfant qui sommeille encore chez leurs parents. Nous nous autocensurons parce que nos livres sont destinés à la jeunesse mais nous refusons de ne nous adresser qu'à elle. Toute notre vie nous sommes confrontés à des choses qu'on ne connaît pas, à des mots qu'on ne comprend pas. Point trop n'en faut, c'est tout. La curiosité, une des plus grandes qualités, doit être éveillée tout azimut, à tout prix.
Pour finir, pouvez-vous nous mettre en bouche pour votre futur projet ?
La prochaine histoire ne devrait pas sentir le souffre mais plutôt les épices…puisqu’elle se déroulera en Inde.
Propos recueillis par Simon Roguet, librairie M’Lire